mardi 4 décembre 2007

L'ambiance au travail

Je vous écris de ce lieu qui n’existe pas et dont vous ne ferez jamais connaissance. Ici, il n’y a ni droite ni gauche, ni haut, ni bas. Les gens naissent verticaux et horizontaux à la fois et s’étendent à mesure qu’ils se promènent dans un espace que vous, sûrement, ne qualifierez pas d’espace. C’est depuis ce monde abstrait, dont l’adjectif abstrait ne peut rendre que partiellement compte, que je vous écris.

Il y a, néanmoins, des personnages ici ; il y a donc aussi (ils en sont la cause, l’effet et la conséquence) des histoires. Et si je vous écris, si je écrit, c’est qu’il pense, pas moi, qu’il faut écrire ces histoires. Sans quoi, elles n’existeraient pas, ni les gens à propos desquelles elles sont racontées.

Ce monde depuis lequel je écrit ressemble subitement au nôtre et au mien. Dans un bâtiment années trente, au coin de la rue et du boulevard, sont entassées trente-quatre personnes et moi. Ils ont chacun, pas moi, une plante. Et cette plante, chacun la leur, les obsède au point de peupler, dédoublée, leurs rêves. Dans ce monde où l’eau coule de bas en haut, les arbres et la plante poussent de haut en bas. Cela oblige les trente quatre employés à une gymnastique d’arrosage qui transforme leur être jusqu’à devenir la dynamique centrale de leur vie.

Et puisque l’espace s’étend à mesure qu’ils se déplacent, ils restent confinés tous chacun autour de sa plante.

La plante : quelconque. Grimpante, à en défier la gravité qui attire le bas vers le haut ; rouge, d’un rouge qui n’existe pas ; membrée : un membre jaune qui doit leur servir de sexe ou de jambe — fonction indéfinie.

Et c’est précisément cette jambe qui est un sexe qui est une jambe que les trente quatre personnes tentent de faire gonfler le plus possible ; ils engorgent leur plante jusqu’à la limite de la paralysie (un homme qui bande pendant vingt trois heures en continu et dont le sexe raidi finit par se détacher — comme une jambe de bois mal vissée — de son corps et ne lui appartient plus tant le désir l’a fait enfler). Une fois la plante devenue paralytique, suffocante et énorme, il faut la mesurer.

Et c’est par la mesure que nous revenons au monde des centimètres. Aujourd’hui, par exemple, Reben, qui fête son anniversaire, a mesuré la jambe de sa plante à trente huit centimètres, soit quatre de plus que l’ensemble de ses collègues, au nombre de trente-quatre. Sur la terrasse de l’immeuble années trente, un verre de vin à la main, il suscite la jalousie de ses collègues : ce n’est plus son anniversaire que l’on fête, mais sa réussite que l’on envie. Reben se retrouve seul à boire, enivré de son succès.

Mais je dévie : je me demandais, au début, comment vous écrire d’un lieu qui n’existe pas et dont vous ne ferez jamais la connaissance si, d’ores et déjà, vous en appréhendez la société qui le compose et qui met en conflit des personnages les uns contre les autres. Un conflit qui est d’ailleurs une véritable boursouflure, qui n’est pas sans rappeler l’enflure du sexe de la plante rouge qui est peut-être une jambe, qui est en tous cas l’objet, la cristallisation de l’obsession des personnages qui le peuplent.

Et puis existe-t-il quelque chose de tel qu’un monde qui n’existe pas et que cependant des personnages peuplent ? Un monde qui serait un endroit ; un pur lieu, un lieu abstrait et littéraire, l’espace d’un livre, dans un univers qui a perdu le sens de l’abstraction. Face au désarroi que me cause ce paradoxe je me tais. Laissez-moi juste vous révéler la fin de l’histoire que j’ai tenté de vous raconter et que, confronté à une série d’obstacles éthiques, je me vois forcé d’abandonner. Reben est retrouvé mort quelques heures après la scène que je vous ai décrite un peu plus haut. Décapité, trente-trois jambes de plante plantées à la base de son cou qui ne supporte plus de tête.

Voyant ce corps hérissé de membres jaunes, je penche définitivement et suis presque prêt à vous assurer que ces jambes sont bel et bien des sexes, raidis, et qu’ils ne poussent plus désormais.

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